Marina Grzinic
Intervention Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Dijon
Le 22.01.03

Edité et traduit par nathalie magnan.
Résumé de l'intervention de Marina Grzinic, qui sera développée dans son livre " fictions reconstruites ", éd. Harmatant, dirigée par Prof. Château, à paraître en 2003.
Hyperglobalisme/hypercanibalisme

Dans cette intervention, je voudrais repenser les modes d'exposition artistique et leurs méthodologies à notre époque de globalisation. Le dernier exemple en date est la Documenta 2002 à Kassel, Allemagne. L'aspect dominant de ces expositions est l'attention qui est portée à l'Autre, à d'autres mondes, et notamment le tiers-monde (Afrique, Asie Centrale et du Sud, les pays asiatiques musulmans, Amérique Latine) et le " deuxième monde " (les ex-pays de l'Est). Tous ces mondes sont à l’ordre du jour pour le premier monde, il vont devenir visibles, alors qu'ils étaient hors de vue depuis des décennies. Ce qui est important ici, ce n'est pas tant la question de la visibilité que celle de la " recontextualisation ", de rendre accessible à l'intérieur de l'empire du premier monde capitaliste ce qui jusqu'à présent n'existait que dans l'imaginaire, et à propos de quoi très peu d'écrits existaient.
Ma question est la suivante : à travers quelles opérations d'inclusion et d'exclusion ce processus a lieu ?

1) Ma thèse est la suivante : les modes de fonctionnement de la culture globale doivent être cherchés ailleurs que dans le contexte culturel. Les éléments de la machine (art-investissement-marché-théorie, qui organise ce projet) doivent être trouvés dans le discours scientifique du clonage, et dans la viabilité du mouton cloné Dolly.
Je vais utiliser deux textes de références, Sarah Franklin " Dolly's viability and gentic capital " (la viabilité de Dolly et le capital génétique), 2001 et le livre de Donna J.Haraway, " Modest_Witness@Second_Millennium.FemaleMan©_Meets_OncoMouseª: Feminism and Technoscience ", New York and London : Routledge, 1997.
Nous pouvons parler, avec ces expositions qui incluent de nouveaux mondes, d'un nouveau capital culturel. Ces expositions sont une manière d'internationaliser le deuxième et le tiers monde, qui ont un grand potentiel de viabilité ; c'est le sang nouveau pour le premier monde capitaliste et leurs vieilles institutions.
La structure principale de ces expositions est la suivante : un groupe d'artistes qui viennent du marché de l'art du premier monde capitaliste forment le noyau, puis les autres sont commodifiés pour soutenir les aspects de ce marché du premier monde. Ils deviennent des satellites du premier monde.

1) Regardons le modèle culturel et artistique du premier monde capitaliste.
Nous devons distinguer les manières de fonctionner de l'institution de l'art et de la culture, à notre époque de globalisation, et aussi l'histoire qui nous a amenés à ce point.
La formation du marché de l'art capitaliste est basée sur la vente d'objets d'art uniques et au pedigree précis. La généalogie de tels travaux artistiques est très précise.
Il est nécessaire de transposer le " contenu " de la culture comme un tout dans l'objet d'art unique. Cette transformation permet la construction d'un travail artistique unique représentant la culture en général. Cette construction est le résultat de la retranscription de la généalogie exacte de la culture dans un travail artistique unique. Elle est construite à travers un travail critique et intellectuel. L’œuvre d'art peut alors être vue comme un patron de couture ou un moule. Un " gabarit " dans le vocabulaire des biotechnologies. Ce modèle est utilisé pour la production en continue d'œuvres d'art formatées. C'est pourquoi nous pouvons parler aujourd'hui de la jeune scène artistique anglaise ou de la jeune scène suisse dans les décennies précédentes. Ces changements conceptuels dans le monde de l'art existent depuis des décennies, et permettent la prolifération et la sélection des productions artistiques, et les investissements dans le marché de l'art. Tout cela nous donne une redéfinition du contexte culturel, mais nous donne aussi une nouvelle définition de la filiation artistique.

Ce qui est plus important encore, c'est de voir à quel point l'appareillage conceptuel, la théorie, ont besoin d'être en relation avec ces œuvres artistiques sur le marché capitaliste du premier monde, afin que leur valeur puisse émerger naturellement. D'après Franklin, le nouvel art anglais peut être considéré non seulement comme un assemblage techno-culturel, mais aussi comme un élevage, une pépinière (breed, en anglais). Cet assemblage est une formation discursive, son style est une manifestation du marché, de l'investissement et de la théorie dans l'art.

Faire référence à une forme de reproduction, l'amélioration génétique d'une race (breed), n'a rien d’étrange, étant donné que l'élevage et l'amélioration de la race sont historiquement une invention anglaise. Peut-être est-ce donc le moment d'utiliser ce terme dans un autre ordre.
Cette machine tourne de manière obsessionnelle à l'arrière plan du monde de l'art, afin de donner une légitimité généalogique, un pouvoir historique à son style " unique ", et une matrice esthétique (esthetical template). Le résultat final est un lien entre l'argent de l'institution et les écrits critiques et théoriques, qui se présentent aujourd'hui comme une famille civilisée (civilized kinship). Cette machine représente la civilisation, on la retrouve dans la culture populaire sous une forme binaire : le monde civilisé versus les autres ( irak/les alliés). Cette civilisation n'est pas un fait naturel. Elle se déploie à partir du monde de l'art, de la culture dans la politique.

2 ) Revenons au projet d'expositions " globales " qui incluent les travaux artistiques du deuxième et du tiers monde.

Ce projet amène de nouvelles directions, qui peuvent être comprises non seulement en termes conceptuels, mais d'abord comme un changement technologique. Ce projet déstabilise l'ordre classique de la généalogie (chronological transfer), et un nouvel assemblage est ici mis en œuvre, une nouvelle programmation d'éléments dans l'art et la culture. Ces expositions utilisent la technique du transfert des deuxième et tiers monde dans le premier. L'authenticité et la valeur de ces travaux ne sont pas importantes, seules importent les techniques de transfert. Cette inclusion dans le territoire du premier monde capitaliste témoigne du succès de ce mode de transfert. Comme dans le cas de Dolly, ce transfert est une preuve vivante que la technique est un succès. La terminologie ici est importante. Le transfert montre aussi que cette technologie est viable dans un nouveau contexte.

Que produit la technologie du transfert ?
Je dirais une abstraction complète du contexte politique, du social et du vécu. Le mot abstraction est le nouveau mot de passe pour ceux qui veulent ne plus avoir à faire avec le politique. Si on doit aussi transférer la pauvreté et le contexte social, ce serait une grosse demande politique, mais cela coûterait aussi très cher. La technique du transfert fait un tournant à 90 degrés dans la généalogie.

Les œuvres d'art qui viennent du deuxième et du tiers monde sont arrachées de leur source, donc du lieu de leur première conceptualisation, du contexte qui leur a donné leur valeur. Le résultat est une généalogie différente, qu’on appelle maintenant " entreprise-up genealogy ". Avec cette généalogie, de nouveaux sujets flexibles sont re-dessinés, re-programmés et libérés de leur contexte spécifique. Prêts à être des recombinatoires.

La technique du transfert abstrait témoigne aussi du fait que les œuvres d'art n'ont plus à s'inquiéter du bruit produit par leur source. Ce n'est pas par hasard que ces œuvres sont présentées dans l'environnement stérile et aseptisé du cube blanc moderniste (comme dans la dernière documenta, en fait, de mon point de vue, ce choix " muséal " n'est pas une erreur mais l'extériorisation de la logique interne de cette exposition), cette entreprise élimine le temps, l'ordre et la verticalité conventionnelle de la généalogie. L' " historisation " rapide, la cannibalisation, en sont le résultat, elles essaient de couvrir de manière obsessionnelle les traces de sa propre impossibilité.

Toutes ces expositions ont plusieurs pères, pas une seule mère, comme c'est le cas avec Dolly. Ces pères posent donc une nouvelle forme de propriété sur ces projets d'expositions. C'est pourquoi on appelle ces expos par le nom du conservateur.
Voilà l' idée qui sous-tend toutes ces expositions : la liberté, le droit, la démocratie sont des choses transférables comme l’ont été les œuvres d'art. C'est une conclusion des plus terrifiantes. C'est un transfert dans la forme mais pas dans le contenu. On ne fait ici que dupliquer des parents, des pères.